06 59 21 31 45 hello@virginiebuhler.com

La mort, un tabou moderne

Et si on commencer, par oser en parler ?

Nous vivons à une bien curieuse époque dans une société où tout s’affiche, se partage, se raconte. Et que je poste mes vacances à Bali sur Insta, et que je prends ma salade burrata sous tous les angles et que je te fais un selfie quand je suis triste / colère / joie / rayez la mention inutile. Mais la mort ? Nope. Non merci. Nada. Silence radio, per favor.

Non vraiment, la mort, on la préfères soigneusement enfermée dans les hôpitaux, cachée derrière des portes capitonnées, éventuellement évoquée à demi-mot dans les avis d’obsèques (le fameux « il.elle nous a quittés »)

Squelette avec des lunettes, un noeux papillon marine et une veston bleu

Fun fact : au début de la photographie, se faire tirer le portrait coûtait cher. Du coup, certaines familles attendaient que tonton ou tata passe l’arme à gauche pour enfin l’immortaliser. On maquillait le défunt, on l’installait confortablement, parfois même debout, histoire de donner l’illusion qu’il somnolait paisiblement. Et hop, une belle photo de famille avec parents et enfants, tous souriants autour du cadavre fraîchement apprêté. Rien de tel pour égayer le salon !

Évidemment, rien que d’y penser aujourd’hui, ça nous glace les poils. Mais à l’époque, c’était un hommage. Une façon d’offrir aux absents une place parmi les vivants, un rituel de mémoire, tout ce qu’il y a de plus normal ! (Euh….)

Et puis, quelque part entre ce XIXᵉ siècle qui affichait ses morts OKLM et notre monde ultra-connecté qui documente tout… quelque chose s’est brisé. Pourquoi ce qui était autrefois un geste tendre nous semble-t-il aujourd’hui si glaçant ? Que nous est-il arrivé en tant que société pour que nous ayons soudain si peur de nos morts ?

Parce que finalement, c’est un paradoxe assez étrange : plus nous prolongeons notre vie, plus nous nous éloignons de la mort. Nous nous efforçons de la repousser pour mieux l’oublier.

Un peu comme si le simple fait d’en parler risquait de la faire venir. Sauf que ça ne fonctionne pas comme Beetlejuice (tu te souviens ? Celui qui débarque dès qu’on prononce son nom trois fois ?). La mort n’a pas besoin d’invitation. On aura beau détourner le regard, faire semblant qu’elle n’existe pas, elle n’en sera pas moins au bout du chemin.

Sauf que cette peur, bien souvent, nous colle à la peau. Elle s’infiltre dans les silences, grandit dans l’absence de rites, s’alourdit dans la solitude du deuil.

Alors, au lieu de l’éviter, si on la regardait en face ? Si on prenait un instant pour comprendre d’où elle vient… et comment, peut-être, apprendre à mieux vivre avec ?

Une peur ancestrale… mais pas toujours cachée

Prenons un chat, vautré sur l’asphalte encore tiède d’une fin d’après-midi. Il s’étale de tout son long, roule et se tortille pour mieux savourer la chaleur emmagasinée par le bitume. Tout à son délice, il ignore qu’il est mortel.

Évidemment, au moindre bruit de moteur (ou même au moindre bruit tout court), son instinct de survie prend le relais. En un éclair, il détale, cœur battant. Mais dix minutes plus tard, il sera de retour au même endroit, ayant déjà tout oublié.

Nous, en revanche, impossible d’oublier. Nous savons. Et c’est bien là tout notre malheur.

Pourtant, pendant des siècles, la mort a fait partie du paysage. On naissait, on vivait et on mourait au même endroit, entouré des siens. Les morts étaient veillés, honorés, parfois même conservés dans la maison, ou enterrés au bout du jardin.

Les rites funéraires étaient nombreux, codifiés, partagés. On chantait, on pleurait, on racontait la vie du défunt à ceux qui restaient.

Il ne s’agissait pas de nier la douleur, mais de l’accompagner. De lui donner un cadre. Un sens.

Même dans les grandes villes d’autrefois, les cimetières étaient en plein cœur de la vie. On passait devant chaque jour, sans détourner le regard. La mort n’était pas une étrangère. Elle était là. Visible. Acceptée.

Ce n’est qu’avec l’industrialisation, la médicalisation et une certaine idée du « progrès » qu’on a commencé à la reléguer en marge. Et avec elle, c’est toute une culture du deuil et de la mémoire qui s’est peu à peu effacée.

Pourquoi la mort fait si peur aujourd’hui ?

La peur de la mort n’est pas nouvelle… mais sa forme, elle, a bien changé. Ce n’est plus seulement la peur de mourir, mais celle de voir, de nommer, d’approcher. Comme si poser les mots, c’était prendre un risque. Comme si reconnaître sa présence, c’était l’inviter à entrer. (Encore une fois, Beetlejuice, tout ça…)

Tiens, même la fiction s’y met ! Dans les séries, on hésite de plus en plus à faire mourir les personnages. On les ressuscite, on les sauve à la dernière minute, on les fait disparaître “hors champ”. Comme si même dans un univers imaginaire, la mort devenait trop violente, trop dérangeante.

Et pourtant, n’est-ce pas là aussi qu’on devrait apprendre à la regarder en face ?

🔗 À lire bientôt sur le blog : Pourquoi les mécaniques de « perma-death » (perte définitive d’un perso) nous marquent-elles autant ?

Jeune femme blonde avec une robe de soirée blanche à paillettes sur fond rose, mains pressées contre la mâchoire en signe de stress

La mort, grande absente du quotidien

Aujourd’hui, on ne meurt plus chez soi, entouré des siens. On meurt à l’hôpital, dans des chambres aseptisées, derrière des rideaux tirés. La mort est devenue affaire de médecins, de protocoles, de logistique. On la confie à des professionnels… et on n’en parle plus.

Comme le souligne Caitlin Doughty dans un TED Talk bien percutant, les pratiques funéraires modernes – embaumement, cercueils hermétiques et compagnie – visent avant tout l’aseptisation et la distanciation. C’est ainsi que sous couvert de santé publique, nous avons peu à peu déshumanisé le processus du deuil, reléguant la mort hors de nos vies.

Résultat : la plupart d’entre nous n’a jamais vu un mort de près. Alors, quand un proche disparaît, c’est un gouffre. Pas de mots, pas de modèles, pas de gestes appris. Juste une immense sidération.

Voir un mort, c’est autre chose

C’est faire face à l’évidence. À l’absence. Je me souviens du premier mort que j’ai vu. C’était l’un de mes grands-oncles. J’étais déjà adulte, et ma relation avec lui était juste ce qu’il faut : suffisamment proche pour que ça compte, mais pas au point que cela me bouleverse. J’appréhendais ce moment. Et pourtant, lorsque je l’ai vu, j’ai ressenti… du soulagement.

Il y avait bien son corps. Mais lui, n’était plus là.

Descartes, lui, refusait l’idée que l’âme ne fasse que “piloter” le corps à distance. Il parlait plutôt d’une union profonde entre les deux— une présence incarnée, qui disparaît brutalement quand la mort s’installe. Et c’est exactement ce que j’ai ressenti : Un corps reste, mais ce qui animait le regard, la voix, les gestes… n’est plus là. Comme si la cette évidence que ce qui faisait son être avait quitté le bord. mort n’était pas tant une fin qu’un départ. Un détachement.

Cette pensée m’a permis, peu à peu, de faire la paix avec l’idée même de la mort

Une société qui rejette tout ce qui ne “va pas bien”

Mais voilà, faire la paix avec la mort n’est pas vraiment dans l’air du temps. Nous vivons dans une époque qui célèbre la performance, la productivité, la jeunesse éternelle. Vieillir ? On le maquille. Souffrir ? On le cache. Mourir ? On l’efface.

Le culte du bonheur permanent rend la tristesse gênante, suspecte, presque déplacée. Et le deuil, dans tout ça ? Un moment à « gérer ». Vite fait, bien fait. Une formalité qu’on évacue en silence, pour ne pas déranger.

Mais le deuil ne se laisse pas ranger dans une case. Il déborde, il encombre, il casse le rythme. Il nous fait sortir du cadre. Et sans cadre ni écoute, il devient plus lourd, plus long, plus difficile.

Un véritable accompagnement au deuil ne devrait pas être un luxe ni une exception, mais une évidence. Un prolongement humain du lien qu’on a perdu. Une main tendue à ceux qui restent, pour les aider à continuer, sans avoir à oublier. C’est d’ailleurs dans cet esprit qu’émergent de nouveaux métiers, comme les doulas de la mort : des accompagnant·es formé·es pour soutenir les personnes en fin de vie et leurs proches, avec humanité, écoute et douceur. Elles incarnent ce besoin croissant de remettre du sens, du lien et du rituel là où la société a parfois tout aseptisé.

La disparition des rites funéraires partagés

Car le vide ne vient pas seulement de l’absence : il vient aussi du manque de formes pour traverser cette épreuve. Autrefois, les cérémonies funéraires donnaient du sens. Elles rassemblaient. Aujourd’hui, elles se font souvent dans la discrétion, voire dans l’urgence. Une salle impersonnelle, un texte standard, vingt minutes chrono et hop, emballé, c’est pesé. Pardon, mes mots vous choquent ? Eh bien, attendez de le vivre en vrai, pour voir si j’exagère…

🔗 Je vous raconte les funérailles qui m’ont donné envie d’écrire des cérémonies funéraires laïques dans l’article de blog : Mais pourquoi le funéraire ?

Pas étonnant que le vide soit si profond après. Sans rite, sans parole, sans mémoire, la mort devient un silence impossible à habiter.

Et quand les mots manquent, c’est d’abord la tristesse qui s’installe. Puis viennent la colère, le désespoir, l’incompréhension… Et peu à peu, dans le silence laissé par l’absence de sens, la peur commence à gagner du terrain.

livre de poèmes

Quelles conséquences pour ceux qui restent ?

Quand on refuse de regarder la mort en face, ce sont les vivants qui en paient le prix. Le deuil devient un parcours d’obstacles, une épreuve solitaire qu’on traverse en silence – ou qu’on enfouit, faute d’espace pour l’exprimer.

Aujourd’hui, ces voix ont disparu. Et avec elles, le droit de pleurer fort, de hurler la peine, de rendre visible le manque. À force de vouloir que tout se fasse “en toute discrétion”, on a laissé les endeuillés seuls face à l’indicible.

Et ce silence, il pèse. Il empêche de faire son deuil. Il empêche même parfois de comprendre ce qu’on vit.

🔗 Bientôt sur le blog : Pleurer ensemble : à quoi servaient (et servent encore) les pleureuses ?

Un deuil vécu seul, sans repères

Lorsqu’on perd quelqu’un, on perd bien plus qu’une présence. On perd des habitudes, des projets, un équilibre. Et dans une société où l’on évite de parler de la mort, on perd aussi le droit d’en parler.

Combien de fois entend-on : “Il faut tourner la page”, “Le temps fera son œuvre”, “Il aurait voulu que tu sois fort.e” ?
Ces phrases se veulent réconfortantes. Elles sont surtout maladroites – parce qu’on ne sait plus comment accompagner.

Un accompagnement au deuil, c’est justement ça : remettre de l’humain là où il y a du vide. Pas pour consoler, mais pour entourer. Pour donner à la peine un cadre dans lequel elle peut s’exprimer, se dire, s’alléger.

Des émotions étouffées, qui finissent par exploser

Quand on n’a pas les mots, on garde tout à l’intérieur. Et ce qui ne se dit pas… se vit ailleurs : fatigue chronique, irritabilité, isolement, dépression. Le corps parle quand le cœur n’en a plus le droit.

Et tout cela parce qu’on n’a pas pris le temps. Pas le temps de pleurer. Pas le temps d’honorer. Pas le temps de dire au revoir.

Un texte lu à voix haute, un geste symbolique, un objet posé dans un cercueil… ce sont parfois des détails, mais ils changent tout. Parce qu’ils rendent la mort réelle. Acceptable. Humaine.

Des funérailles dénuées de sens

Trop souvent, les rites funéraires d’aujourd’hui ressemblent à des formalités : rendez-vous pris à la hâte, musiques “neutres”, discours impersonnels. Il faut “faire vite”, “faire propre”.

Mais pour ceux qui restent, cette cérémonie est souvent le seul moment pour poser un acte d’amour. Un hommage. Une reconnaissance.

Quand ce moment est bâclé, c’est comme si on leur volait un dernier geste. Une dernière parole. Et cette injustice-là, elle laisse des traces.

Réinventer notre rapport à la mort

Et si le problème, ce n’était pas la mort elle-même… mais la manière dont on la vit – ou plutôt, dont on ne la vit pas ?
Ce n’est pas une fatalité. On peut réapprendre à l’apprivoiser. Pas pour la banaliser, mais pour lui redonner sa juste place.

Parler de la mort, ce n’est pas morbide

On a souvent peur que le sujet plombe l’ambiance. Qu’il dérange. Et pourtant, dès qu’on commence à en parler – vraiment –, quelque chose s’ouvre : du soulagement, de l’émotion, parfois même du rire. Parce que parler de la mort, c’est souvent parler de la vie qu’on a partagée. Des souvenirs. Des petites choses qui comptent.

C’est d’ailleurs pour ça que les discours funéraires sont ceux que je préfère écrire. Quand j’écris pour un témoin de mariage, j’ai souvent face à moi quelqu’un qui “doit s’y mettre” parce que “c’est le moment ou jamais”. Mais soyons honnêtes : s’il pouvait s’en passer, il le ferait bien volontiers.

À l’inverse, lorsqu’il s’agit d’un décès, les mots ne sont pas une corvée. Ils deviennent nécessaires. On ne s’oblige plus, on ressent le besoin. Alors on prend ce temps qu’on croyait ne pas avoir. On déroule ensemble le fil d’une vie, et l’espace d’un texte, on ravive une étincelle. On ramène à la surface ce qui semblait perdu. On rend hommage, vraiment.

Et ça se sent. Rien qu’à l’énergie dans la salle, au moment de la lecture. Il y a un frisson qui passe. Comme une forme de magie primitive, une transmission invisible déclenchée par les mots. Pendant quelques minutes, tous les souvenirs se rejoignent. Toutes les mémoires s’unissent pour faire revivre, une dernière fois, la personne disparue.

Si j’étais mystique, je dirais que l’âme revient, comme un dernier rappel. Un chant d’adieu. Mais je ne suis ni mystique, ni religieuse.

En revanche, il y a une chose dont je suis sûre : briser le silence, c’est déjà un premier pas vers un deuil plus apaisé.

Réinventer des rites funéraires sincères

Les rites funéraires ne sont pas figés. Ils évoluent. Ils s’adaptent. Ce qui compte, ce n’est pas qu’ils soient traditionnels ou religieux : c’est qu’ils fassent sens.

Un bon rituel funéraire est un rituel qui vous parle.

Un texte écrit avec le cœur. Une chanson choisie pour ce qu’elle évoque. Un lieu symbolique. Un geste que seul le défunt comprendrait.
Ce sont ces petites attentions qui transforment une cérémonie froide et impersonnelles en un moment inoubliable. (Peut-être) pas pour ceux qui sont partis, mais pour ceux qui restent.

Et c’est aussi là que des professionnels comme moi peuvent intervenir. Pour mettre en mots ce que d’autres n’arrivent pas à dire. Pour créer un cadre dans lequel l’émotion peut circuler, sans s’excuser d’exister.

L’importance de l’éducation à la fin de vie

Parler de la mort, ce n’est pas qu’un sujet d’adultes. Plus on apprend tôt que la fin fait partie du cycle, plus on grandit avec cette idée qu’elle ne nous vole pas la vie : elle en fait partie.

À l’école, à la maison, dans les livres, dans les films… chaque occasion de parler de la mort est une graine semée. Une graine de maturité. D’empathie. D’humilité aussi.

Plusieurs génératils main dans la main

Et maintenant, on en parle ?

Il existe tant de chemins, parfois inattendus, pour qui ose les emprunter.

On peut s’inspirer de ce que font d’autres cultures, où la mort n’est pas une fin honteuse mais une étape honorée.
Au Ghana, par exemple, les funérailles prennent des allures de célébration : les porteurs de cercueils dansent, soulèvent le cercueil avec grâce et énergie, comme pour accompagner joyeusement le défunt dans l’au-delà. La tristesse n’est pas évacuée, mais transformée en hommage vibrant.
Dans d’autres régions du pays, on fabrique même des cercueils “fantaisie”, à l’image de la vie ou des passions du défunt : un avion pour un pilote, un poisson pour un pêcheur.

Au Japon, le rituel du kotsuage invite la famille à transférer les os du défunt à la main, avec des baguettes, dans l’urne funéraire. Un geste fort, précis, chargé de respect.

Et au Mexique, lors du Día de los Muertos, les familles partagent nourriture, rires et souvenirs avec leurs morts, comme s’ils étaient toujours là — parce qu’ils le sont, d’une certaine manière.

On peut aussi se réunir pour en parler, tout simplement, autour d’un thé : c’est l’idée des death cafés, où l’on discute de la mort comme on parlerait de la vie, entre humains, sans tabou.

On peut même aller plus loin : préparer ses propres funérailles. Non pas pour les précipiter, mais pour les apprivoiser. Pour dire : voici comment j’aimerais qu’on se souvienne de moi. Et pourquoi pas ? Écrire ses vœux d’adieu, choisir sa musique, son lieu, ses mots.

💬 À lire bientôt sur le blog :
👉 Rituels funéraires d’ailleurs : ce que la mort raconte des cultures
👉 Les Death Cafés : parler de la mort pour mieux vivre
👉 Préparer ses funérailles : et si c’était un acte de liberté ?

Bref, on peut, chacun à sa manière, reprendre la main.

Dans un monde qui va vite, qui fait semblant de ne rien craindre, choisir d’écrire un discours d’adieu, d’inventer un rite funéraire personnel, de chercher un accompagnement au deuil, c’est un acte fort. Je dirais même un acte d’amour pour celles et ceux que nous laissons derrière nous.

Alors non, ce n’est pas facile.
Mais c’est possible.
Et cela commence par un simple geste : en parler.

💬 À lire aussi sur le blog :

👉Quel poème lire lors de funérailles ?

👉 Pourquoi faire appel à un écrivain public pour écrire un discours ? (Et ça vaut encore plus si c’est un.e spécialiste des textes funéraires !)